Jim Fergus

Avant-Propos : CHRYSIS, Portrait de l’Amour

Pendant l’été 2007, un an avant le décès de ma compagne, Mari Tudisco, je l’emmenai en Allemagne consulter, dans une clinique bavaroise réputée, un spécialiste du cancer. C’était une de ces institutions privées très fermées, à l’ambiance feutrée et aux murs couverts de lierre, où les célébrités et les nantis vont discrètement chercher un traitement miracle qu’ils ne trouveraient nulle part ailleurs. Ainsi, avant ce moment de l’été suivant, où, dans un ultime soupir héroïque, Mari rendit l’âme dans un établissement de soins palliatifs, elle essaya tout, des chimiothérapies encore au stade des essais cliniques, aux approches holistiques, en passant par les soins d’un chamane huichol censé avoir des dons de guérisseur.
Cet été 2007 serait notre dernier bel été, le dernier voyage que nous ferions ensemble en Europe. Mari était encore assez vaillante, et bien qu’elle sût, au fond de son cœur, qu’elle était condamnée, elle n’avait rien perdu de cette extraordinaire joie de vivre qui la caractérisait ; elle savourait pleinement la vie dans le rire et l’amour comme elle l’avait toujours fait, comme si chaque jour pouvait être le dernier. « Nous devons accepter les déceptions passagères, mais conserver l’espoir pour l’éternité »  a dit Martin Luther King.
La consultation à la clinique allemande ne contribua guère à nourrir nos espoirs ; on nous dit que Mari devait poursuivre le protocole tel qu’il lui avait été prescrit par ses médecins aux États-Unis, qu’ils faisaient tout ce qui était possible, étant donné le stade avancé de sa maladie. Nous retournâmes à Nice, où était restée Isabella, la fille de Mari, alors âgée de seize ans, pour y faire un stage de tennis.
Le lendemain, Mari et moi partîmes nous promener sur le vieux port de Nice, flâner chez les antiquaires et dans les galeries, un de nos passe-temps favoris depuis toujours. Nous nous étions rencontrés six ans auparavant dans un magasin d’antiquités de Tucson, dans l’Arizona. Nous entrâmes dans une de ces boutiques : elle était encombrée, en désordre et poussiéreuse, comme le sont souvent ce genre d’endroits. Je sens encore l’odeur de moisi qui y régnait, je vois encore la pénombre des lieux, le fatras de vieux objets attendant qu’on leur offre une nouvelle vie, les grains de poussière flottant mollement dans les rayons du soleil qui parvenaient à traverser les vitres encrassées. Mes souvenirs de ce jour-là sont si précis. C’est à la fois la joie et la douleur de cette vie d’écriture – réveiller nos fantômes pour les amener sur ces pages où ils survivront à jamais.
Voilà que Mari s’arrête devant un tableau posé sur le sol, appuyé contre les pieds d’un vieux fauteuil de jardin en fer forgé couvert de rouille. Il n’a pas de cadre, ses bords sont effilochés et il est abîmé par endroits.
« Jim, viens voir ça » dit-elle. Lorsque je la rejoins, elle soulève le tableau, le pose sur l’assise du fauteuil et fait un pas en arrière pour l’examiner. Mari est elle-même une artiste de talent, et elle a un goût esthétique très sûr. « J’adore ce tableau. Pas toi ?
–    Oui, moi aussi.
–    Je crois que l’artiste était jeune lorsqu’elle l’a peint, dit-elle.
–    Comment le sais-tu ?
–    Il s’en dégage une telle impression de joie et d’innocence. Il respire la vivacité de la jeunesse, l’émerveillement. Tu ne le vois pas ?
–    Je vois surtout un groupe de gens nus qui s’amusent bien ! dis-je en riant.
     –    Oui, exactement ! »
     J’examine le dos du tableau ; une étiquette est épinglée sur le châssis, indiquant le prix et les mentions suivantes : Orgie, Chrysis Jungbluth, vers 1925. Et en-dessous :
            JUNGBLUTH, Chrysis. Boulogne-sur-mer, 23 janvier 1907 –
     « Eh bien, si la date est correcte, tu as raison sur un point. Elle avait à peu près 18 ans lorsqu’elle a peint ce tableau.
     –    Est-ce que nous avons les moyens de l’acheter ? » demanda Mari.
     Aux États-Unis, on découvre rapidement, lorsqu’on est confronté à une longue maladie incurable, la terrible insuffisance de son assurance santé et le coût exorbitant d’une lente agonie.
     « Je suis désolé, chérie, mais en ce moment, je ne peux pas. »
     Mari me sourit gentiment. « Bien sûr. Je comprends. »
     Nous retournâmes aux États-Unis, et Mari reprit ses traitements, et sa route sur le long chemin jalonné de souffrances qui nous conduit tous à l’état de cendres, de poussière. Quelques semaines plus tard, je tombai sur la carte de l’antiquaire de Nice ; je me souvins du tableau et du plaisir que Mari avait eu à le contempler. Nous faisons parfois des choses extraordinaires, nous collectionnons des fétiches ; peut-être espérons-nous en secret qu’ils renferment des propriétés magiques capables de lever la condamnation qui pèse sur ceux que nous aimons et de les maintenir en vie. Sans plus réfléchir, j’appelai le propriétaire du magasin d’antiquités et je lui demandai s’il avait toujours le tableau de Jungbluth. Oui, dit-il, il l’avait encore. Je lui fis parvenir l’argent, et il m’envoya la toile chez moi aux États-Unis. Je la fis restaurer et encadrer par un professionnel.
     Un soir, pendant les vacances de Noël, alors qu’Isabella était partie passer la nuit chez une cousine, j’offris le tableau à Mari – le dernier cadeau de Noël que je lui ferais. Elle était très affaiblie, frêle et amaigrie, mais elle avait gardé son côté enfantin. Toute sa vie, Mari avait respiré cette joie, cette innocence et cet émerveillement qu’elle avait perçus la première fois qu’elle avait admiré le tableau. Et quand je le déballai devant elle, son visage s’éclaira, et j’y lus tout l’espoir et la foi en l’avenir que la vie peut offrir. « Tu l’as acheté, finalement ! » s’écria-t-elle.
     Mari contempla le tableau pendant un long moment. « Je veux que tu le gardes, pour le moment, dit-elle enfin. Et après ma mort, je voudrais qu’il revienne à Isabella.
     –    Bien sûr, il est à toi, et ensuite, il sera à elle, répondis-je. Mais juste par curiosité, pourquoi une mère voudrait-elle que sa fille de seize ans possède un tableau qui représente une orgie ?
     –    Je vais t’expliquer, dit Mari. Tu sais très bien que j’ai toujours eu un peu honte de mon corps, une gêne au moment de le montrer, un complexe avec ma propre nudité. Je ne veux pas que Bella soit ainsi. Je veux qu’elle se sente aussi libre dans son corps que les femmes de ce tableau. Regarde-les, la pudeur leur est si étrangère. J’adore ça ! C’est ce que je veux pour ma fille, je veux qu’elle éprouve la même liberté, qu’elle se sente à l’aise dans sa peau. »
     Mari mourut sept mois plus tard, et trois semaines après son décès, Isabella entra en dernière année au lycée. Le père biologique de Bella avait disparu lorsqu’elle avait neuf ans, et Mari avait fait de moi le tuteur légal de sa fille. Je m’occupai d’elle cette année-là, avant de l’envoyer à l’université l’automne suivant.
     Je ne montrai le tableau à Bella qu’à Noël 2009, un an et demi après la mort de sa mère, et exactement deux ans après l’avoir offert à Mari. Bella avait alors dix-huit ans, et à une vitesse fulgurante, elle devenait une jeune femme, avec ses rêves et ses espoirs. Elle aima Orgie au premier coup d’œil, tout comme sa mère ce fameux jour à Nice. Je lui expliquai que le tableau lui appartenait désormais, mais que je le garderais jusqu’à ce qu’elle finisse ses études et ait son propre logement.
     « Je veux juste qu’une chose soit claire, Bella, dis-je. Ta maman ne voulait pas que tu aies ce tableau pour t’encourager à participer à des orgies ! » Et je lui rapportai ce que Mari m’avait dit.
     Une fois repartie dans le Vermont, après les vacances, Isabella m’appela une après-midi. Elle avait été sélectionnée pour écrire un essai sur un sujet de son choix, qu’elle lirait devant tout le monde – les étudiants, les enseignants et les doyens. Elle avait décidé que ce serait sur le tableau, Orgie, et les raisons pour lesquelles sa mère voulait qu’elle en hérite. Elle m’interrogea sur l’artiste, et la date de l’œuvre. J’étais occupé à terminer un roman qui aurait dû être fini depuis longtemps, mais j’avais pris du retard avec la maladie et le décès de Mari, et mon propre deuil ; pendant plusieurs années, mes capacités créatives avaient été réduites à néant. Je n’en savais guère plus sur Chrysis Jungbluth qu’au moment où Mari et moi avions découvert Orgie chez l’antiquaire niçois. Entre temps, j’avais trouvé sur internet des photographies de certains de ses autres tableaux, mais je n’avais pas beaucoup plus d’informations sur sa vie que ce qui figurait au dos d’Orgie :
            JUNGBLUTH, Chrysis. Boulogne-sur-mer, 23 janvier 1907 –
     Isabella écrivit un texte magnifique sur sa mère et sur le tableau. Elle a elle-même un incontestable talent d’écrivain, un don pour la poésie ; c’est une jeune femme intelligente, charmante et réfléchie. Mais elle avait toujours été une enfant assez timorée. De ce point de vue, Bella était très différente de sa mère, qui était toujours prête à se lancer dans des expériences nouvelles, des aventures inédites. Mari n’avait cessé de pousser sa fille à se frotter à la nouveauté – la marche en montagne, la baignade en mer, les plats exotiques – mais ses tentatives n’avaient pas toutes été couronnées de succès.
     Isabella présenta son texte dans l’auditorium de l’université, et ensuite, elle m’appela pour me raconter.
     « Alors, comment ça s’est passé, Bella ?
     –    Assez bien, je crois.
     –    Ton texte a-t-il été bien reçu ?
     –    Ouais, je crois, dit-elle. Quand j’ai eu fini de le lire, j’ai ouvert ma chemise.
     –    Tu as… quoi ?
     –    J’ai ouvert ma chemise. Tu vois, à la fin du texte, une fois que j’ai expliqué pourquoi maman voulait que j’aie le tableau, j’ai déboutonné ma chemise et je l’ai ouverte.
     –    Tu t’es dénudée devant toute l’université ?
     –    Ouais.
     –    Et bien entendu, tu ne portais pas de soutien-gorge… ?
     –    Ben… c’était tout l’intérêt de la chose, non ? » fit-elle.
     Il y eut un long silence, pendant lequel je réfléchis à ce que je venais d’entendre. « Ouah… Bella… dis-je enfin. Ta maman serait tellement fière de toi. »

Ainsi commença mon exploration de la vie de cette jeune artiste appelée Chrysis Jungbluth, découverte par ce tableau intitulé Orgie, sur le sol d’un magasin d’antiquités du Vieux Port de Nice. Et si la première contemplation de l’œuvre avait constitué le germe de ce roman, le geste d’Isabella dénudant sa poitrine devant son université fut le premier bourgeon éclos. Bella avait à peu près le même âge que Chrysis Jungbluth lorsqu’elle avait peint Orgie, et plusieurs décennies plus tard, par la voie de l’art, Mari avait présenté ces deux jeunes femmes l’une à l’autre ; d’une certaine façon, je me sentais responsable d’elles.
     Je terminai enfin ma longue saga familiale, sept ans après l’avoir commencée. Le tableau, Orgie, était accroché dans mon salon et je le regardai tous les jours, essayant d’imaginer la vie de l’artiste. Je commençai à faire des recherches de mon côté, tentant de retrouver la piste de Chrysis, espérant tout au moins trouver une date à mettre après ce tiret suivi d’un blanc. Je fis le voyage jusqu’en France, passai quelques jours à la Bibliothèque des Beaux-Arts, à la Bibliothèque Nationale, et à la Bibliothèque de l’INHA ; je rencontrai des galeristes, des historiens de l’art, et par un jour d’hiver humide et lugubre, je pris le train jusqu’à Boulogne-sur-Mer, la ville où Chrysis était née. Très progressivement, le chemin qu’elle avait parcouru commença à se dérouler devant moi. Je le suivis, et je le suis encore.
     Bien que les vrais noms d’un certain nombre de personnages historiques apparaissent dans ce livre, y compris, bien entendu, celui de la jeune artiste appelée Chrysis Jungbluth, ceci est un roman, une fiction, une création, et les personnages décrits sont purement imaginaires.

Jim Fergus
Rand, Colorado,
1er novembre 2012
 

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